L’interview avec Frédéric Clavert, ingénieur de recherche pour le LabEx “Écrire une Histoire Nouvelle de l’Europe”, a été réalisé par Adrien Chetter, dans le cadre du cours Narrating Europe du Master en Histoire Européenne Contemporaine.
Monsieur Clavert, pouvez-vous vous présenter brièvement ? Quelle est votre fonction actuelle ? Quelle a été votre formation universitaire ? Quels sont vos intérêts de recherches ?
Je suis actuellement ingénieur de recherche à l’Université Paris Sorbonne. J’ai d’abord obtenu un diplôme de l’Institut d’Études Politiques de Strasbourg (histoire / droit public / sciences politiques de l’Europe / sciences économiques), puis un DEA (équivalent à l’époque d’un Master 2 recherche) en histoire des relations internationales et, enfin, une thèse (Université Robert Schuman – Strasbourg III, maintenant fusionnée dans l’Université de Strasbourg).
Mes intérêts de recherche touchent à deux points : l’organisation monétaire du continent européen au XXe siècle d’une part, les transformations numériques des sciences historiques d’autre part.
Votre thèse parle de Hjalmar Schacht. Pourquoi avoir choisis ce personnage comme sujet pour votre thèse ?
En dernière année de Sciences Po Strasbourg et pendant mon année de DEA, j’ai rédigé deux mémoires de recherche (‘The Economist’ et la politique économique du Front Populaire 1936-1939 et La mission van Zeeland, une tentative de clearing international) où, notamment lors des entretiens Blum-Schacht de l’été 1936, j’étais intrigué par Hjalmar Schacht. Recherchant des sources secondaires sur lui, je me suis aperçu qu’il n’y avait pas d’éléments solides. Cela correspondait à mes intérêts du moment (une très grande curiosité intellectuelle pour l’entre-deux-guerres) tout en les élargissant.
Quelles étaient vos principales sources pour votre thèse? Quelles difficultés avez-vous rencontrez concernant les sources ?
Il n’y a pas eu de grandes difficultés pour les sources si ce n’est 1. leur disparité, 2. le classement des fonds de la Reichsbank, sans indexation des personnes (indexation thématique seulement).
Les sources consultées : le fonds Schacht (BundesArchiv – BArch Koblenz) les fonds de la Reichsbank, du ministère de l’économie du Reich et de la chancellerie du Reich (BArch Berlin), les archives militaires allemandes (BArch Freiburg a. B.), les archives liées au tribunal militaire international de Nuremberg (Institut für Zeitgeschichte, Munich), les archives liées à la dénazification (Archives de Basse-Saxe), les archives de la Banque de France à Paris, de la Banque des Règlements internationaux à Bâle et de la Société des Nations à Genève. En outre, j’ai consulté toute une série de documents diplomatiques publiés (France, Allemagne, Suisse, Grande-Bretagne, États-Unis) et d’autres sources publiées (les journaux de Goebbels, les papiers Goerdeler).
Selon vous, quelles ont été les choses qui vous ont le plus influencées dans la rédaction de votre ouvrage ? (nationalité, profession, entourage, période de crise, etc.)
La lecture de la biographie d’Hitler par Ian Kershaw a été un moment très important. Pour le choix, avant la rédaction de l’ouvrage, de la période (l’entre-deux-guerres), il y a une influence implicite familiale certaine, même s’il est difficile de la détailler précisément (contexte alsacien et franco-allemand, mes grands-parents dont les années de formation se déroulent dans les années 1930 et pendant la Seconde Guerre mondiale avec fuite à Alger quand Strasbourg a été occupée, etc). Mon directeur de thèse, Sylvain Schirmann, qui envisageait un tel travail sur Schacht depuis longtemps et qui a réellement fait son boulot de directeur de thèse (entretien tous les trois mois, conseils pour le choix des sources, etc) a eu une influence réelle également.
Comment intégrer votre ouvrage dans une histoire de l’Europe ? Dans quel contexte européen se positionne votre étude ?
Au regard de l’histoire européenne, il y a plusieurs éléments dans ma thèse :
– Organisation économique, monétaire et politique du continent : l’entre-deux-guerres voit l’émergence de grandes institutions internationales publiques (Société des Nations notamment) ou plus ou moins privées (Banque des règlements internationaux) et voit les banques centrales s’organiser et organiser leurs relations internationales ;
– Les relations franco-allemandes, y compris après 1933 où elles ne sont pas si connues que ça ;
– Le régime nazi et, notamment, ses relations internationales économiques et monétaires, la manière dont il s’est imposé à l’Europe et l’interprétation dite fonctionnaliste de son fonctionnement.
Quelle science a le plus dominée lors de la rédaction de votre thèse ? La science historique ou la science politique ?
Les sciences historiques, même si j’ai regardé du côté de la sociologie notamment pour la méthodologie de la biographie.
Vous êtes-vous inspiré d’un ou plusieurs historiens lors de la rédaction de votre thèse ? Lesquels ? Pourquoi ?
Ian Kershaw, car il a livré la meilleure interprétation du régime nazi à ce jour. Detlev Peukert car il a une interprétation intellectuellement stimulante de Weimar. Borchardt car il a remué l’interprétation classique de la crise économique allemande. L’école française d’histoire des relations internationales, via Sylvain Schirmann, école historique dont je suis issu.
8. Quel est votre ouvrage relatant l’histoire de l’Europe préféré ? Pourquoi ?
Ce n’est pas uniquement une histoire de l’Europe, mais L’âge des extrêmes d’Hobsbawm est stimulante, donnant une réelle interprétation et vision de l’histoire.
Si vous devriez écrire un livre intitulé « Histoire de l’Europe », quelles grandes étapes et quelles périodes de l’histoire y figureraient ?
J’avoue ne jamais y avoir réfléchi. Je pense que ce serait une histoire monétaire de l’Europe sur le long terme.
Que pensez-vous de la citation « l’histoire est écrite par les vainqueurs » ?
Cette phrase est vraie dans un premier temps, pour l’historiographie qui suit très rapidement les événements, tout simplement car le vainqueur a intérêt à ouvrir ses archives pour se légitimer et que les historiens sont dépendant des sources primaires disponibles. Il arrive en outre que le vainqueur spolie les archives du vaincu. Mais on finit toujours par s’intéresser aux vaincus. Cela peut prendre du temps : les recherches sur les Gaulois, vaincus par Rome, ne s’émancipent de la vision de César de la Gaule vaincue que depuis quelques décennies…
Quelle était votre fonction au sein du Centre Virtuel de la Connaissance sur l’Europe (CVCE) de Luxembourg? Que pensez-vous des centres tels que le CVCE ?
J’ai d’abord été chercheur en histoire de l’intégration européenne, puis coordinateur du Digital Humanities Lab.
Les centres tels que le CVCE sont de plus en plus nombreux. Ils mettent à disposition des sources primaires très importantes pour les historiens. Mais ils le font encore de manière anarchique, sans cohérence entre les uns et les autres, sans méthodologie suffisamment rigoureuse. De plus la « mise en données » (le processus de transformation d’une archive papier en information numérique) est souvent de mauvaise qualité ou n’est pas documenté. Il s’agit aussi souvent d’une sélection de sources, ces centres ne suivant pas toujours le principe archivistique du respect des fonds. Hors, c’est à l’historien de sélectionner, le plus possible, ses sources lui-même.
Il y a des initiatives (DARIAH au niveau européen) pour coordonner ces centres, pour mettre en avant des bonnes pratiques, des protocoles en commun, etc. Mais tout ceci est lent et nous sommes dans une phase de transition très incertaine, où de nombreuses boîtes noires sont introduites dans la recherche. En conséquence, le grand risque est que des pans entiers de l’historiographie actuelle soit à jeter à la poubelle dans quelques années.
Ceci étant dit, les perspectives ouvertes par les numérisations massives sont enthousiasmantes pour l’historien, notamment articulées avec la notion de lecture distante, c’est-à-dire la possibilité d’embrasser des archives massives grâce à des outils dédiés aux recherches historiques.
Les Humanités Numériques : un passage obligé pour les historiens d’aujourd’hui ? Si oui, pourquoi ?
Le « numérique » est de fait imposé par la « société » (disons l’environnement proche comme lointain des chercheurs). Les historiens n’ont simplement pas le choix, que ce soit pour l’accès aux sources primaires ou pour la publication et la valorisation de leurs recherches.
Préférez-vous publier un article scientifique sur format papier ou sur un blog internet? L’historien de demain publiera-t-il toujours sur format papier ?
Opposer format papier à blog ne me semble pas pertinent. Je ne publie pas la même chose dans une revue scientifique ou sur un blog. Qui plus est de plus en plus de revues publient sur plusieurs supports. Quant à l’évolution du format papier en lui-même, c’est très difficile à dire : le format papier pourra être « augmenté » (introduction de puces), devenir « connecté » et, si cela arrive, l’édition scientifique pourra à nouveau connaître de forts changements, tout comme aujourd’hui.
Vous êtes actif sur Twitter sous le compte Inactinique. Pourquoi ce pseudo ? Utilisez-vous Twitter à des fins professionnelles ou privées ?
Le pseudo vient de la période lointaine où je développais moi-même mes photographies argentiques en noir et blanc. Le terme désigne la lumière rouge (noir et blanc) ou vert-jaune (n&b ou couleur) que vous pouvez utiliser au moment du tirage des photos sur papier. Cela signifie « qui n’a pas d’action sur son environnement ». C’est à la fois un rappel de ce qui fut une passion, de la signification de ce terme qui est d’abord un aveu de (fausse?) humilité de l’historien face à son environnement social, de sa rareté qui pique la curiosité des autres.
J’utilise twitter de plus en plus de manière très professionnelle (facebook pour le privé). J’y discute parfois, j’y publie ma veille (les liens, articles qui m’intéressent ou que je suis en train de lire), je regarde ce que mes collègues y publient.
Prévoyez-vous d’écrire prochainement un nouveau livre ? Sur quel sujet ?
Oui : « La mise en données de l’histoire ». Mais il y a encore un long cheminement avant une éventuelle publication.