Dans le cadre du cours “Narrating Europe Online” du “Master en histoire européenne contemporaine” de l’Université du Luxembourg, Serge Noiret qui est Library History Information Specialist à l’European University Institute à Florence et participe en tant que coordinateur et managing editor au portail EHPS présentait le 20 octobre 2014 ce projet en classe. Cette interview est faite d’une part avec M. Noiret et d’autre part avec Mme. Toffolo qui s’occupe en tant que project manager et contributor du portail EHPS.
– D’après quel critère avez-vous choisi les collections de ce site ?
Serge Noiret: Il faut que les sources primaires soient accessibles librement –open access-, qu’elles soient utiles à la recherche scientifique c’est-à-dire qu’elles fassent partie d’un corpus qui permette des découvertes scientifiques comme dans les archives analogiques, que les fonds en ligne soient cohérents, classifiés, décrits, contextualisés, bref que les archives en ligne répondent aux critères nécessaires pour une recherche à tous niveaux. Nous cherchons aussi de découvrir de petits patrimoines heuristiques qui ne sont pas connus, indexés ou répertoriés dans les grandes bibliothèques numériques existantes comme Europeana et qui peuvent signifier une découverte de la part des chercheurs ou éducateurs qui utilisent le portail. Enfin nous recherchons la diversité culturelle et linguistique et nous parcourons le temps long du moyen-âge à nos jours pour l’histoire de l’Europe et des pays qui la compose sans délaisser les sites qui, dans le monde, offrent des sources qui répondent aux critères précédents : histoire de l’Europe oui mais pas seulement à partir des pays européens.
Sandra Toffolo: The main criteria for the websites that are indexed on EHPS, is that they contain digital primary sources that are available in Open Access, and that deal with the history of Europe from the Middle Ages until the present day. The websites have to be made without commercial purposes, and are meant to support high-standard historical research.
– Selon votre opinion, à qui s’adresse le site ? Quels sont les buts de cette page ? Quels narratives voulez-vous raconter ?
Serge Noiret: EHPS s’adresse aussi bien aux enseignants d’histoire qui doivent sélectionner certaines sources pour leurs cours et trouvent dans EHPS un moyen centralisé pour les découvrir, aux curieux de l’histoire et du passé qui ensuite découvrent des sites ou s’intéressent de sources particulières et enfin aux chercheurs à tous les niveaux, doctorants et post-doctorants compris qui entendent accéder à des sources primaires et qui, souvent, ne savent pas ce qui est disponible et scientifique dans la toile. EHPS en soi n’offre pas une narration de l’histoire tout au plus un constat qui serait à analyser des tendances de la grande numérisation, de la présence de nouvelles sources visuelles et multi médiales. EHPS permet de construire des narrations dans un second temps, après avoir sélectionné ses sources.
Sandra Toffolo: EHPS was originally designed to serve the academic community of the European University Institute: PhD researchers, post-doctoral fellows, and professors. This also meant that to a certain degree it reflects interests of this community: history of Europe from the Late Middle Ages until today. However, EHPS is freely accessible online and can be used not only by academics, but by everyone who is interested in history and historical sources. In fact, since the source collections indexed are available in OA, users do not need to be affiliated to an academic institution in order to be able to access these sources. In certain ways, use of EHPS by non-academics is even stimulated by EHPS, for instance by encouraging debates about historical sources on Linkedin – which is by no means limited to academics. However, intended audience of a project, and actual audience of a project do not always coincide. EHPS is open to all people who want to use it.
EHPS does not try to tell a narrative. Its aim is to inform users of the existence of repositories of digitized primary sources that might be useful for them. Once users have found these repositories, it is up to them to use the sources for their own purposes.
– Quels sont les avantages / désavantages de ce site ? Qu’est- ce que vous voulez améliorer sur le site ?
Serge Noiret: EHPS possède à présent un nombre considérable de projets recensés surtout pour l’Europe occidentale, méditerranéenne et balkanique, pas encore pour l’Europe centrale et de l’Est, des espaces géographiques pour lesquels de nouvelles connaissances linguistiques sont nécessaires, les sources étant disponibles en langue partout en Europe. Nous aimerions également pouvoir agir plus systématiquement en ajoutant plus des sites et développant la partie technique de la base de données Drupal mais le personnel et les finances manquent pour le faire aujourd’hui. Nous aimerions aussi développer de meilleures synergies avec d’autres projets européens, enrichir nos métadonnées et créer des permaliens pour chacune de nos fiches,
Sandra Toffolo: An advantage of EHPS is that it focuses on sources from many different countries and in many different languages. EHPS also provides access to repositories of sources, not to single items within these repositories. This is both an advantage and a disadvantage. In this way, users are pointed to entire collections that might interest them, rather than single items. It also promotes small-scale projects, since a project with millions of digitized items does not automatically have more possibility to be found by EHPS users than small-scale projects have. At the same time, if a user is looking for a specific source, he or she would first have to locate the relevant repository on EHPS, and only then find the specific source. In this case, this would not be the fastest way to go.
– Qu’entendez-vous sous la notion de « histoire publique » ? Est-ce que l’histoire publique est une histoire utile ?
Serge Noiret: Cette question demanderait une longue élaboration. L’histoire publique est avant tout le travail professionnel avec l’histoire, la mémoire et le passé en dehors des universités. Elle s’applique dans la sphère publique à des communautés différentes avec lesquelles les public historians travaillent et cotoient. Les pratiques sont institutionnalisées et les capacités professionnelles enseignées là où il existe des programmes de public et applied history, surtout dans les pays anglo-saxons. C’est aussi la présence des historiens dans les médias et la communication publique et cela touche la sphère de l’usage public de l’histoire même si de nombreux historiens académiques traditionnels participent de leur temps et s’engagent dans les médias et les débats publics autour du passé. L’histoire publique est fondamentalement histoire utile, utile à répondre aux besoins d’histoire et de connaissance du passé des publics les plus différents et des agents publics et privés qui cherchent le concours et la science des experts que sont les public historian pour mener à bien des entreprises culturelles dans les musées, expositions, commémorations, livres écrits sur commande, dans les Médias, pour les autorités nationales et européennes etc…
Sandra Toffolo: There are many ways to define public history. I would say that one way of putting it, is that public history is dealing with the past in an environment outside the academic world.
– Selon vous, l’histoire numérique devrait-elle constituer une discipline ou un champ en soi ou être plutôt une science auxiliaire au même titre que la paléographie par exemple ou la numismatique etc. ?
Serge Noiret: Histoire numérique ou histoire avec le numérique, les deux sont expressions vivantes de la révolution numérique et culturelle que nous vivons depuis vingt ans mais certainement pas science auxiliaire puisque le numérique touche tous les aspects de l’histoire de la recherche de source (EHPS) à la gestion des documents et ensuite à l’écriture de l’histoire et à son enseignement. L’histoire digitale par contre fait partie des humanités digitales ou numériques comme on dit en France et cette discipline possède sa propre épistémologie, ses propres questions, ses propres outils et bien certainement se distingue des humanités traditionnelles aussi parce que son processus d’institutionnalisation construit des départements et centres différents des lieux traditionnels de la recherche humaniste et nécessite de laboratoires et d’outils spécifiques. C’est aussi une histoire « avec le numérique » quand les historiens traditionnels s’adaptent au monde du numérique et se serve des objets, programmes, formats et médias pour faciliter leurs activités traditionnelles. C’est d’ailleurs ce dernier aspect qui touche tout le monde des historiens que l’on apprécie ou non le passage au numérique : l’histoire avec le numérique c’est avant tout aujourd’hui l’histoire tout court dont les pratiques ont été renouvelées par la modernité.
Sandra Toffolo: Digital history is not just a new tool for traditional historiography, but also something that leads to new questions being asked about the past. At the moment, it is too often seen as something separate from more traditional historiography. I hope that in the future they become more integrated.
– Mis à part l’aspect méthodologique de l’histoire digitale, qu’est-ce que l’histoire numérique va révolutionner le plus ?
Serge Noiret: J’ai répondu à cela dans ma réponse précédente mais il est tout à fait évident que nous vivons en plein « digital turn » qui fournit à tous les aspects du monde et des activités historiennes de nouveaux moyens d’écriture et instruments de recherche.
Sandra Toffolo: The great increase in number of sources. People have to travel much less in order to consult certain sources, and can find relevant sources much faster, just sitting behind their computers. This brings with it also many new questions, for instance about reliability of online collections of sources. A second big change is the increase in the number of texts that are being written about history.
– Selon vous, quels sont les enjeux et les défis pour cette nouvelle génération ? Une nouvelle professionnalisation ? Des historiens-informaticiens ou alors des historiens devant s’adapter à de nouveaux outils tout simplement ?
Serge Noiret: Les enjeux me semblent clair : tous les historiens sont des historiens avec le numérique ou le seront d’ici peu et devront se servir du numérique parce que les sources seront numériques, l’historiographie elle aussi et les instruments de travail passent déjà tous par le computer. Par contre construire ses propres instruments, modifier et intégrer ceux des autres, chercher des réponses épistémologiques que seul ces instruments peuvent fournir, jouer avec les « big data » et la géolocalisation et le codage des textes, avec d’autres instruments fournis par les humanités numériques représentent les signes distinctifs de la discipline et les contenus des enseignements professionnels approfondis qui caractérisent déjà aujourd’hui ceux qui sont des digital historian par rapport à ceux qui se servent du numérique pour supporter leurs recherches. J’ai écrit à ce sujet un court billet en italien dans mon blog qui sortira aussi sous peu dans la revue Histoire de l’Historiographie qui affronte cette délicate question sans prétendre, en aucun cas, répondre de manière manichéiste : la réponse possible se transforme sous nos yeux au fur et à mesure des transformations technologiques (http://dph.hypotheses.org/448)
Sandra Toffolo: There are many challenges; I would say that a big one is how to determine whether online available sources are reliable – who is responsible for making the collection online available, what aims do they have with this, etc.
– «Souvent une liste de titres dit fort peu, seul le bibliothécaire sachant, d’après l’emplacement du volume, d’après le degré de son inaccessibilité, quel type de secrets, de vérités ou de mensonges le volume recèle. Lui seul décide comment, quand, et de l’opportunité de pourvoir le moine qui en fait la demande, parfois après m’avoir consulté. Parce que toutes les vérités ne sont pas bonnes pour toutes les oreilles, tous les mensonges ne peuvent pas être reconnus comme tels par une âme pieuse. » Umberto Eco dans Le Nom de la rose.
S’il y a bien une chose que l’on loue dans l’histoire numérique, c’est bien la « démocratisation » des sources et de la connaissance globale du public ainsi que la capacité à accéder à toutes les informations. En tant que bibliothécaire et ayant créé une base de données numérique, comment interprétez-vous cette citation d’Umberto Eco ?
Serge Noiret: Moins de moines et bibliothécaires comme médiateurs de la connaissance dans notre monde numérique et plus d’acteurs et de collaborations dues aux nécessités de la transdisciplinarité, voilà une réponse à Umberto Eco et aussi à la démocratisation réelle que, au-delà des acteurs commerciaux qui dominent le monde du numérique, les communautés ont pu vérifier, s’emparant directement des moyens d’accès à la connaissance et à l’écriture dans la toile. Cependant, la multiplication des auteurs ne signifie pas la multiplication des intelligences ou de la connaissance. Comme par le passé d’ailleurs, le bibliothécaire est amené à dominer les instruments de la documentation et de l’accès à la documentation et à répondre aux nouveaux besoins de connaissance que le numérique a induits. Les bibliothèques offrent aujourd’hui les clés de l’accès aux contenus documentaires, à la fois parce que leur rôle est de disposer de ces instruments pour le public, parfois même de les créer et certainement celui de filtrer la documentation et de conseiller les stratégies de recherche documentaire avec le numérique.
– Si je dis que dans le futur chaque personne pourra être historienne grâce à la mise à disposition des sources, êtes-vous d’accord ou non ? Si non pourquoi ?
Serge Noiret: En partie oui, en partie non. Tour le monde pourra mettre en scène ses mémoires et sa propre perception territoriale du passé contigu et tenter aussi d’autres formes de narration mais seuls les historiens professionnels, ceux qui sont formés à la science du contexte et de la méthode critique resteront les accompagnateurs savants de l’histoire et les faiseurs de récits capables d’interpréter le passé dans sa complexité et sur un long terme qui dépasse la perception mémorielle dont l’historien reste, comme professionnel du passé, aussi l’interprète critique. L’historien analyse passé et présent à la lumière l’un de l’autre et construit aussi le futur qui, sans lui comme professionnel du contexte, reste indéchiffrable.
Sandra Toffolo: I would say that in the future everybody (with Internet access) can deal with historical sources. However, that is not the same as being historians – the historical context, methodologies, ways of critically analyzing sources, etc. that are taught during history degrees, will still be necessary to be called historians.
– Comment définissez-vous l’Europe ? Le lien entre Europe et ce site ?
Serge Noiret: L’Europe est personnellement ma patrie, mon identité générationnelle plus que ne l’est mon pays, ma ville ou ma région, mon Heimat dirait les germanophones. Je réfléchis aux autres européens en fonction de leurs différences linguistiques et culturelles avec curiosité et attention insatiable. L’Europe c’est reconnaitre l’autre dans ses différences, le respecter et choisir de construire le future ensemble, en regardant notre passé commun fait souvent de conflits et d’incompréhensions, parfois de haines et de barrières mais qui se définit sur le long terme comme parcours commun au-delà de nos différences. Etudier l’Europe c’est étudier ses peuples si riches et différents partant du principe que tous nous le sommes et nous contribuons à travers notre histoire au futur proche et lointain. Le portail EHPS en ce sens essaie de rendre compte de cette richesse et de ces différences répondant surtout à des métadonnées descriptives mais ne favorisant aucun discours identitaire spécifique ou forcé ou, mieux encore, partant de l’idée que tous les discours identitaires locaux, régionaux et nationaux sont des pièces du même puzzle que nous construisons ensemble et que nous devons découvrir: il y a l’Europe comme dimension supranationale et d’autres dimensions dans EHPS, toutes sur le même pieds et toutes décrites par rapport aux sources qu’elles offrent pour favoriser la compréhension du passé commun et qui est tellement riche, varié et intéressant qu’il vaut vraiment la peine d’être pensé, décrit et narré entre passé, présent et futur, le vôtre et le mien, le nôtre quoi !
Sandra Toffolo: EHPS focuses on sources about Europe (whether they come from Europe or from elsewhere), but this is meant as a geographical entity. For instance, it does not coincide with the European Union. There is no political message behind the way ‘Europe’ is defined in the project.
Note: M. Noiret a répondu le 19 décembre 2014 à ce questionnaire que nous l’avons envoyé par mail.